GÉRONTE, DORANTE, CLITON.
Géronte
Êtes-vous gentilhomme ?
Dorante
Ah ! rencontre fâcheuse !
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.
Géronte
Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?
Dorante
Avec toute la France aisément je le croi.
Géronte
Et ne savez-vous point avec toute la France,
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à nous fait passer dans leur sang ?
Dorante
J’ignorerais un point que n’ignore personne,
Que la vertu l’acquiert, comme le sang le donne.
Géronte
Où le sang a manqué, si la vertu l’acquiert,
Où le sang l’a donné, le vice aussi le perd.
Ce qui naît d’un moyen périt par son contraire,
Tout ce que l’un a fait, l’autre peut le défaire,
Et dans la lâcheté du vice où je te vois,
Tu n’es pas gentilhomme étant sorti de moi.
Dorante
Moi ?
Géronte
Laisse-moi parler, toi de qui l’imposture
Souille honteusement ce don de la nature,
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus lâche ? est-il tache plus noire,
Plus indigne d’un homme élevé pour la gloire ?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion,
Puisqu’un seul démenti lui porte une infamie
Qu’il ne peut effacer s’il n’expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l’affront
Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ?
Dorante
Qui vous dit que je mens ?
Géronte
Qui me le dit, infâme ?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme,
Le conte qu’hier au soir tu m’en fis publier.
Cliton, à Dorante.
Dites que le sommeil vous l’a fait oublier.
Géronte
Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie,
Invente à m’éblouir quelques nouveaux détours.
Cliton, à Dorante.
Appelez la mémoire ou l’esprit au secours.
Géronte
De quel front cependant faut-il que je confesse
Que ton effronterie a surpris ma vieillesse,
Qu’un homme de mon âge a cru légèrement
Ce qu’un homme du tien débite impudemment ?
Tu me fais donc servir de fable et de risée,
Passer pour esprit faible, et pour cervelle usée !
Mais dis-moi, te portais-je à la gorge un poignard ?
Voyais-tu violence ou courroux de ma part ?
Si quelque aversion t’éloignait de Clarice,
Quel besoin avais-tu d’un si lâche artifice ?
Et pouvais-tu douter que mon consentement
Ne dût tout accorder à ton contentement,
Puisque mon indulgence au dernier point venue
Consentait à tes yeux l’hymen d’une inconnue ?
Ce grand excès d’amour que je t’ai témoigné
N’a point touché ton cœur, ou ne l’a point gagné,
Ingrat, tu m’as payé d’une impudente feinte,
Et tu n’as eu pour moi respect, amour, ni crainte.
Va, je te désavoue.
Dorante
Hé, mon père, écoutez...
Géronte
Quoi ? des contes en l’air et sur l’heure inventés ?
Dorante
Non, la vérité pure.
Géronte
En est-il dans ta bouche ?
Cliton, à Dorante.
Voici pour votre adresse une assez rude touche.
Dorante
Épris d’une beauté qu’à peine j’ai pu voir
Qu’elle a pris sur mon âme un absolu pouvoir,
De Lucrèce, en un mot, vous la pouvez connaître…
Géronte
Dis vrai : je la connais, et ceux qui l’ont fait naître,
Son père est mon ami.
Dorante
Mon cœur en un moment
Étant de ses regards charmé si puissamment,
Le choix que vos bontés avaient fait de Clarice,
Sitôt que je le sus, me parut un supplice :
Mais comme j’ignorais si Lucrèce et son sort
Pouvaient avec le vôtre avoir quelque rapport,
Je n’osai pas encor vous découvrir la flamme
Que venaient ses beautés d’allumer dans mon âme,
Et vous oyais parler d'un ton si résolu
Que je craignis sur l'heure un pouvoir absolu :
Ainsi donc vous croyant d'une humeur inflexible,
Pour rompre cet hymen je le fis impossible,
Et j’avais ignoré, monsieur, jusqu’à ce jour
Que la dextérité fût un crime en amour.
Mais si je vous osais demander quelque grâce,
À présent que je sais et son bien, et sa race,
Je vous conjurerais par les nœuds les plus doux
Dont l’amour et le sang puissent m’unir à vous,
De seconder mes vœux auprès de cette belle :
Obtenez-la d’un père, et je l’obtiendrai d’elle.
Géronte
Tu me fourbes encor.
Dorante
Si vous ne m’en croyez,
Croyez-en pour le moins, Cliton que vous voyez,
Il sait tout mon secret.
Géronte
Tu ne meurs pas de honte
Qu’il faille que de lui je fasse plus de conte,
Et que ton père même en doute de ta foi
Donne plus de croyance à ton valet qu’à toi ?
Écoute, je suis bon, et malgré ma colère
Je veux encore un coup montrer un cœur de père,
Je veux encore un coup pour toi me hasarder,
Je connais ta Lucrèce, et la vais demander ;
Mais si de ton côté le moindre obstacle arrive…
Dorante
Pour vous mieux assurer, souffrez que je vous suive.
Géronte
Demeure ici, demeure, et ne suis point mes pas ;
Je doute, je hasarde, et je ne te crois pas.
Mais sache que tantôt si pour cette Lucrèce
Tu fais la moindre fourbe, ou la moindre finesse,
Tu peux bien fuir mes yeux et ne me voir jamais,
Autrement, souviens-toi du serment que je fais :
Je jure les rayons du jour qui nous éclaire
Que tu ne mourras point que de la main d’un père,
Et que ton sang indigne à mes pieds répandu
Rendra prompte justice à mon honneur perdu.
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